Le déjeuner fut servi sur une terrasse. Une trentaine de jeunes filles, sorties d’on ne sait où, papotaient bruyamment autour de la table en mosaïque. Les voix piquaient dans l’aigu, disparaissaient dans le grave, s’égrenaient en rires perlés, fusaient, sautaient, se chevauchaient, s’ébrouaient au-dessus des plats comme des saumons essayant de franchir un torrent. Aucune n’écoutait sa voisine, toutes parlaient en même temps. Après un temps d’accoutumance, je compris qu’elles ne péroraient et ne haussaient la voix que pour être entendues du maître de maison.
Celui-ci trônait au bout de la table. Il ne prêtait aucune attention aux efforts des trente jeunes filles. Il n’avait même pas un œil distrait pour l’une d’elles, ni une oreille pour une bribe de conversation ; il s’occupait à piocher dans ses fruits de mer.
Jamais je n’avais vu autant de belles filles. Peaux lisses, visages purs, grands cils, cheveux souples, toutes avaient des formes rondes et cependant graciles, des attaches fines et des gestes souples. L’été l’autorisant, elles étaient vêtues d’étoffes légères et je me restaurais entouré d’une profusion d’épaules nues, de bras dorés, de nombrils apparents et de seins à peine soutenus par de lâches tissus. Au contraire de mon Bienfaiteur, je les détaillai les unes après les autres, j’essayai de capter leur curiosité, je tentai de m’immiscer dans leurs propos. L’expérience fut cruelle. J’eus le sentiment d’être soudain affecté d’invisibilité et de mutité : j’avais beau articuler et projeter mes mots, aucune ne les entendait ; j’avais beau me placer dans la trajectoire des regards, aucune ne me voyait. Lorsque j’avais pris place au milieu d’elles, j’avais craint un instant que l’état dans lequel me mettaient tant de femmes désirables ne se remarquât et ne provoquât leur hilarité. Au dessert, je pouvais être rassuré : un fantôme aphone et translucide aurait été plus remarqué que moi. Cela conforta ma décision : je retournerais le lendemain à Palomba Sol me jeter du haut de la falaise.
Au cours du déjeuner, je perçus une violence contenue autour de moi. Une guerre secrète opposait les jeunes femmes. Tendues, sur leurs gardes, elles se comportaient en rivales. Leurs efforts pathétiques pour attirer l’attention de Zeus-Peter Lama chargeaient leurs discours de vanités aberrantes, chacune décochant des flèches aux autres en s’auto-encensant naïvement. La lutte atteignit son paroxysme au café, comme si je ne sais quel arbitre allait siffler la fin du jeu.
En reposant sa soucoupe, Zeus-Peter Lama se leva et désigna l’une d’elles du doigt.
– Paola, viens donc prendre un digestif avec moi.
La grande brune se redressa, le menton triomphant. Les autres baissèrent la tête, la bouche déchirée par le dépit.
Lorsque le couple fut parti, elles ne prirent même pas la peine de poursuivre un semblant de discussion. Le silence s’installa à table, plombant nos gestes autant que la chaleur. Seuls quelques de mastication nous distinguaient encore des statues.
Pensant que mon heure était enfin venue, je me penchai vers ma ravissante voisine.
– Alors, comme ça, vous êtes amie avec Zeus ?
Surprise, elle sursauta et me toisa une demi-seconde : elle sembla découvrir ma présence. Puis elle reporta son attention sur sa tasse vide et m’oublia.
Le silence prit solidement ses assises.
Je jetai un coup d’œil autour de moi. Tout avait changé. En partant mon Bienfaiteur avait arraché le voile des apparences. Les visages avaient perdu leur masque de jeunesse et de charme ; ils laissaient percer leurs tensions et j’y apercevais la haine, le mépris, l’ambition, le cynisme, l’avarice… Parce qu’elles n’avaient que vingt ans, ces vices n’étaient qu’une expression fugitive ; dans quelques années ils deviendraient des traits, soulignés par des rides ; dans quelques années ils peindraient la vérité ultime de ces faces que, pour l’heure, protégeait la jeunesse.
En quittant la table, je n’étais même plus sûr de les trouver belles.
Après sa sieste, Zeus-Peter Lama me fit appeler dans son atelier.
Trois des jeunes femmes posaient nues sur une estrade. Je détournai la tête, gêné, ayant l’impression d’être entré par effraction. Mais les modèles, bien trop occupés à maintenir des positions inconfortables et à guetter la première défaillance chez les autres, ne me prêtèrent pas plus d’attention que lors du déjeuner.
– Venez, dit Zeus-Peter Lama en me faisant signe de le rejoindre derrière le chevalet.
Je me plaçai à ses côtés. Me sentant le droit de comparer, donc de fixer les jeunes femmes, je faisais aller mes yeux de la toile qu’il peignait à la scène sur l’estrade qui l’inspirait. Mon cerveau s’épuisait dans ce voyage.
– Alors, qu’en pensez-vous ?
– Eh bien…
– Ça n’a aucun rapport, n’est-ce pas ?
– Euh… non.
Puisque Zeus-Peter Lama, qui paraissait extrêmement satisfait, l’avait dit avant moi, je pouvais l’avouer.
– Non, ça n’a aucun rapport…
Il y avait trois jeunes femmes nues sur l’estrade tandis que la toile présentait une tomate.
– Voyez-vous vraiment… ça ? lui demandai-je.
– Quoi ?
– Une tomate.
– Où voyez-vous une tomate ?
– Sur votre toile.
– Ce n’est pas une tomate, petit crétin, c’est du rouge matriciel !
Je me tus. Ignorant ce qu’était du rouge matriciel, je trouvai que la conversation s’engageait mal.
– Pourquoi, pauvre bouffon, supposez-vous que jr vais peindre ce que j’ai devant moi et que tout le monde voit ?
– Sinon pourquoi prendriez-vous des modèles ?
– Des modèles, ces trois morues ? Je me demande bien de quoi elles pourraient être le modèle !
Il cracha sur sa palette, agacé. La colère montait en lui. Pour se contenir, il marmonna :
– Des modèles ! Zeux-Peter Lama aurait besoin de modèles ! Autant retourner au Moyen Âge ! Dites-moi que je cauchemarde…
Il balança ses instruments devant lui.
– C’est fini ! hurla-t-il aux femmes. Allez vous rhabiller !
En hâte, elles attrapèrent des bouts de tissu, se couvrirent et disparurent sans piper mot, craignant les foudres de Zeus.
Il me considéra de haut en bas. Une joie mauvaise flamba dans ses pupilles.
– C’est incroyable à quel point vous n’accrochez pas le regard. On dirait que vous n’avez pas de relief. Vous êtes plat.
– Je sais.
– On vous dirait peint sur une planche. Enfin, quand je dis « peint »… En tout cas, pas peint par moi. Et la peinture s’est déjà effacée…
Quand il eut vérifié que ses remarques me faisaient souffrir, il éclata de rire et retrouva sa bonne humeur.
– N’avez-vous pas rêvé quelquefois d’être moche ?
– Si, souvent, répondis-je avec des larmes qui chatouillaient mes paupières. Ça serait déjà quelque chose.
Il me tapota l’épaule avec compassion.
– Évidemment. Après la beauté, c’est la laideur qu’il faut choisir. Sans hésiter. Si le moche n’attire pas d’emblée, il se fait remarquer, il provoque le commentaire, l’obscurité cesse, l’anonymat s’évanouit, la route s’ouvre – que dis-je, la route ? – l’autoroute ! Le moche ne peut que progresser. Il surprendra sans cesse. Il se montrera d’autant plus séducteur qu’il est moins séduisant. Il marivaudera d’autant mieux qu’il perd dès qu’il se tait. Il sera plus audacieux, plus rapide, plus amoureux, plus flatteur, plus enivré, plus généreux, bref, en un mot plus efficace. Les moches sont des amants délicieux. Les moches sont toujours vainqueurs en amour. D’ailleurs, il n’y a qu’à compter autour de soi le nombre de femmes superbes qui épousent des orangs-outans. Sans oublier les athlètes dignes de la statuaire grecque qui se mettent en ménage avec d’immondes boudins. Et je ne fais même pas intervenir ici le facteur de l’argent. La beauté est une malédiction qui n’engendre que la paresse et l’indolence. La laideur est une bénédiction qui appelle l’exception et peut transformer une vie en magnifique destin. N’avez-vous jamais pensé à vous défigurer ?
– J’y ai pensé… mais…
– Mais ?
– Je n’en ai pas eu le courage. J’ai préféré me suicider.
– Bien sûr, vous n’avez ni le cœur ni les couilles d’un moche. Vous n’avez que les hormones d’un ingrat. Vous n’êtes pas plus combatif qu’un veau.
Alors qu’il m’accablait, une onde de chaleur me parcourut. J’éprouvais un plaisir certain. Je me sentais compris pour la première fois. Je souhaitais qu’il continuât.
– Vous avez raison, monsieur Lama. Je ne sais que subir. J’aurais pu subir d’être beau, en revanche je ne peux subir d’être ingrat.
– En fait, mon jeune ami – surtout, dites-moi si je me trompe –, non seulement vous êtes dépourvu d’intérêt physique mais vous n’avez pas grand-chose dans le cerveau ?
– Exact !
Mon cœur débordait de gratitude. Les joues me brûlaient. Jamais je n’avais ressenti autant de sympathie de la part d’un interlocuteur. Je l’aurais presque embrassé.
– Donc, je résume : vous êtes fade, amorphe, vide et déprimé.
– C’est cela !
– Vous n’intéressez personne et personne ne vous intéresse !
– Tout à fait.
– Remplaçable ?
– Par n’importe qui.
– Tout le contraire de moi.
– Exactement, monsieur Lama.
– C’est le néant, en quelque sorte ?
– Oui, m’écriai-je avec enthousiasme. Je suis totalement nul.
Il sourit, me laissant généreusement contempler ses pierres précieuses. Il me tapota l’épaule avec gentillesse et conclut :
– Vous êtes l’homme qu’il me faut.